Cet article a été publié dans LOGISTICS Management 72.
Depuis son rachat par Serge Gregoir en 2020, Eutraco connaît une croissance spectaculaire, certains disent même téméraire. Dans un entretien très transparent, le CEO explique comment il y est parvenu avec le soutien de banques et de financiers, et comment il envisage de continuer à se développer par le biais d’acquisitions et d’une expansion vers la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas.
LOGISTICS MANAGEMENT : Eutraco a connu une croissance impressionnante. Pouvez-vous la quantifier ?
Serge Gregoir : Eutraco existe depuis 57 ans, mais je prends 2017 comme point de départ, l’année où les propriétaires de l’époque, Bart Pattyn et Marijke Andries, m’ont recruté comme CEO. Cette année-là, le chiffre d’affaires s’élevait à environ 40 millions € érodé, il est vrai, par la fermeture de l’usine Caterpillar à Gosselies en 2016 (ndlr : Eutraco était, avec Yusen Logistics, le plus grand prestataire logistique de l’usine). En 2023, le chiffre d’affaires atteignait 90 millions €, et cette année, nous terminerons autour de 107 millions €.
En 2017, le transport représentait 93 % et la logistique 7 %. Bart Pattyn m’a demandé d’élaborer un plan de croissance ambitieux pour l’avenir. Baptisé ‘Stratégie 2025’, il repose sur le développement de la logistique et la prise en charge complète du client avec un concept ‘one-stop-shop’. C’était un défi : nous n’avions ni les processus, ni les systèmes informatiques, ni le réseau, ni la réputation pour cela. En recrutant les bonnes personnes et en jouant la carte numérique, nous avons mis en place un concept basé sur les personnes, les processus et l’IT.
LM : Quelle est la répartition entre le transport et la logistique ?
S. Gregoir : En 2023, les deux secteurs étaient de taille égale. Cette année, 50 % du chiffre d’affaires est lié à la logistique, 40 % au transport, et le reste au freight forwarding et à la douane. La logistique est désormais la branche essentielle, mais le transport n’en est pas pour autant négligé. La flotte est restée quasi stable mais a été modernisée et soutenue par des systèmes et processus plus modernes. Dans le transport, nous prévoyons une croissance annuelle du chiffre d’affaires de 10 %.
L’approche pour les deux divisions est différente : alors que la construction de bâtiments logistiques a été presque toujours spéculative ces dernières années, les investissements dans la flotte ont été plutôt dictés par la demande. Aujourd’hui, nous avons des entrepôts à Roulers, Willebroek, Puurs, Sint-Niklaas, Charleroi, Gand et Calais.
LM : Pourquoi Calais ?
S. Gregoir : Calais me fait penser au Kluizendok à Gand. Il y a huit ans, personne ne s’y intéressait comme zone logistique. Aujourd’hui, cet endroit est en plein essor et il est quasi impossible de trouver un mètre carré disponible. Nous pensons que la même chose se produira à Calais et à Dunkerque. Nous voulons donc nous y installer tôt. MG Real Estate y construit pour nous 48.000 m², dont 12.000 seront opérationnels à la fin de cette année… et sont déjà loués à un client.
Une expansion dans le nord de la France est d’ailleurs logique, étant donné qu’Eutraco y est actif depuis des années au départ de Roulers. Une équipe française y travaille déjà, et nous disposons aussi d’un commercial à Lyon.
LM : Vous avez donc l’ambition de vous développer en France ?
S. Gregoir : Absolument, bien que la croissance y soit moins agressive qu’en Belgique. La France est sur de nombreux aspects un marché différent. Nous ne pouvons pas l’aborder de manière purement spéculative. Nous y prendrons donc des risques plus contrôlés. La France est désormais un marché cible car la croissance organique – la base de notre succès – est devenue plus difficile en Belgique, notamment parce que nous souhaitons nous implanter sur des terrains vierges. Et ceux-ci se font rares. En Belgique, notre croissance sera donc lente, sauf si nous procédons à une ou plusieurs acquisitions… ce que nous envisageons d’ailleurs. La prudence est donc de mise.
Se développer en France constitue une étape logique. Là aussi, nous voulons croître de manière organique, mais une réflexion stratégique s’impose. Soit nous nous lançons à fond – ce qui coûte très cher – soit nous achetons une référence locale et nous l’utilisons comme plate-forme pour continuer à nous développer. C’est cette réflexion que nous menons actuellement.
LM : Les Pays-Bas ne seraient-ils pas une cible plus logique ? Ce marché semble plus proche du nôtre que la France où la logistique nécessite une certaine envergure.
S. Gregoir : Nous étudions aussi le marché néerlandais, bien sûr ! Nos cibles sont, en dehors de la Belgique, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Nous souhaitons nous étendre progressivement vers les pays voisins. Et d’abord en France, car grâce à notre branche transport, nous ne partons pas d’une page blanche. Les Pays-Bas, c’est plus difficile. Les possibilités de gains rapides y sont limitées en raison de la présence d’acteurs dominants, matures et très professionnels. Si nous pénétrons ce marché, ce sera nécessairement via une acquisition.
Au Royaume-Uni, en revanche, la croissance organique serait possible, car le marché logistique y est plus proche de notre ADN. Nous voyons des opportunités pour créer de la valeur ajoutée avec notre approche.
LM : Votre principe de base reste donc la croissance organique, mais vous n’excluez pas les acquisitions…
S. Gregoir : Dans notre plan ‘Stratégie 2025’, nous avions fixé comme objectif une place dans le Top 3 avec une superficie de 1 million de m². Nous atteindrons environ 700.000 m² fin 2025, donc en deçà de l’objectif. Katoen Natie et H.Essers restent numéros 1 et 2, et Van Moer est, je pense, numéro 3, mais avec une empreinte logistique qui continue aussi de croître. Devenir numéro 3 de manière organique semble irréalisable.
Notre cœur de métier est le ’general cargo’ et donc la logistique palettisée. Croître plus vite en s’attaquant à des niches serait possible, mais ce n’est pas notre choix. Pour être efficace, il faut de la taille. Les acquisitions seront donc sans doute nécessaires. Nous avons d’ailleurs encore des plans de croissance.
LM : Lesquels ?
S. Gregoir : Nous construisons actuellement à Roulers un entrepôt de grande hauteur pour la logistique automatisée de palettes, notamment pour Poco Loco (Paulig). Ce dernier développe sa production et a rapidement besoin d’emplacements de palettes supplémentaires à proximité. Nous construisons donc pour eux, à 7 km de là, un entrepôt entièrement automatisé et énergétiquement neutre. La logistique y fonctionnera selon le principe ‘no touch’ ou ‘single touch’, avec 80 % de personnel en moins et une automatisation quasi totale. Toutes les palettes seront, automatiquement, transportées de la production jusqu’au quai de chargement par convoyeur, chargées dans les poids lourds avec le système Ancra, puis déchargées et stockées chez nous. Pour l’expédition, il faudra encore un opérateur pour charger la semi, mais à terme, nous poursuivrons l’automatisation. C’est un concept ultra-performant : il permet de stocker 4 palettes par m² construit. Ici à Willebroek, ce ratio n’est que de 1,7 palette par m².
Ce bâtiment est conçu comme modèle pour être ‘copié-collé’ en Belgique et à l’étranger. L’Europe compte environ 50 hotspots logistiques où l’on traite de grands volumes de marchandises diverses à rotation rapide, ce qui est compatible avec ce concept. Notre intention est de le déployer dans plusieurs de ces hotspots. Le rêve serait d’en installer un dans chacun d’entre eux. Nous pensons prendre les premières mesures concrètes à court terme.
Ce déploiement se fera évidemment par étapes. C’est un projet très capitalistique : un tel projet de grande hauteur automatisé nous coûte près de 50 millions € au total. Et pour la première fois, ce bâtiment – ainsi que les suivants – est construit en pleine propriété. Tous nos autres entrepôts sont loués.
LM : Ne prenez-vous pas un grand risque financier ? Certains se demandent si la croissance d’Eutraco n’est pas un peu téméraire.
S. Gregoir : Eutraco est effectivement faiblement capitalisée, nous ne pouvons pas le nier. Mais nous ne sommes sûrement pas téméraires. Je suis entouré de conseillers financiers solides, et nous pouvons aussi compter sur des partenaires financiers puissants : nos deux banques attitrées (Belfius et ING), PMV Welvaartfonds et Econocom comme financiers stratégiques, Gigarant, Tryg (un fonds de garantie scandinave) ou Daimler Trucks Financial Services.
Nous leur rendons des comptes avec un haut niveau de transparence, comme s’ils étaient des actionnaires. Cela crée de la confiance. Nous croissons rapidement, et je peux vous assurer que chaque étape est toujours analysée en profondeur. Et s’il y a des erreurs – aucune entreprise n’est sans faille – nous communiquons de manière totalement transparente sur les raisons. La base de notre collaboration est la transparence et le professionnalisme.
LM : Vous dites que la logistique des palettes constitue le cœur de métier d’Eutraco. Mais le marché en est-il suffisamment conscient ?
S. Gregoir : À notre avis, non, et cela peut parfois être frustrant. J’ai récemment appris qu’une marque FMCG bien connue avait lancé un appel d’offres pour une activité qui nous conviendrait parfaitement. Pourtant, ils ne nous ont même pas contactés. Nous devons donc encore travailler sur notre communication et notre notoriété. Qui dit logistique portuaire dit Katoen Natie ou Van Moer. Qui dit logistique pharma ou chimique dit H.Essers. Notre objectif est qu’on pense immédiatement à Eutraco pour la logistique (automatisée) de palettes. Mais il faudra du temps dans un secteur généraliste comme le nôtre pour instaurer ce réflexe.
En misant sur la logistique automatisée de palettes complètes avec de gros volumes et une forte rotation, notamment pour le retail et les FMCG, nous créons des opportunités pour y arriver. D’ici 2040 ou 2050, cette logistique des palettes sera presque totalement automatisée. Quelques concurrents l’ont bien compris aussi. Avec notre concept d’entrepôt de grande hauteur, nous prenons de l’avance dans ce domaine.
_
Superficie logistique totale
En 2017, Eutraco disposait de 50.000 m² de stockage (30.000 m² à Roulers et 20.000 à Sint-Niklaas). Aujourd’hui, l’entreprise possède des entrepôts à Roulers, Willebroek, Puurs, Sint-Niklaas, Charleroi, Gand et Calais, pour un total de 550.000 m². Fin 2025, cette superficie devrait atteindre 685.000 m².